Si la politique de la décolonisation a pris une part active dans la deuxième moitié du 20ème siècle, le terme de néocolonialisme fait son apparition dans le vocabulaire politique au début des années 1960. Il désigne le comportement des ex puissances coloniales pour maintenir par des moyens détournés ou cachés, leur domination économique ou culturelle sur leurs anciennes colonies. Et si l’échec du monde aujourd’hui, le basculement constaté avec toutes ces horreurs, n’était aussi et pour une part importante lié à l’échec des décolonisations ? Il n’est pas inutile aujourd’hui de revenir sur cette période de notre histoire, sur des engagements individuels et collectifs, parce que des gens ont mis en garde et lutté contre le néocolonialisme, comme d’autres aujourd’hui, luttent contre l’ultralibéralisme, le capitalisme.
Le 29 octobre dernier était la date anniversaire de la disparition à Paris de Mehdi Ben Barka, figure emblématique de l’opposition marocaine au Sultan, Roi du Maroc Mohamed V. C’est à cet endroit boulevard Saint Germain sur le trottoir, face à brasserie Lipp que ce 29 octobre 1965 il a été enlevé par des fonctionnaires de police et conduit à Fontenay le Vicomte dans la villa d’un truand. Il ne réapparaitra plus et aujourd’hui encore 51 ans plus tard, le mystère demeure sur cette disparition. Sa famille réclame encore et toujours la vérité et l’ouverture des archives pour comprendre les ramifications, le fil ténébreux, crapuleux de cette histoire et assassinat politique.
L’affaire Ben Barka, comme on l’appelle aujourd’hui aura inspiré deux films : l’attentat d’Yves Boisset (1972) et J’ai vu tuer Ben Barka de Serge Le Peron (2005). Il faut dire que Mehdi Ben Barka fait partie de ces hommes qui par leur engagement militant, progressiste, anti colonialiste, anti capitaliste, ont marqué de leur empreinte l’histoire du 20ème siècle, l’histoire de la décolonisation. Son parcours est particulièrement éclairant, instructif pour tous ceux qui se penchent un tant soit peu sur cette histoire toute à la fois humaine, tragique et politique.
Fidel Castro qui vient de décéder à La Havane était l’un des derniers acteurs de la Tricontinentale qui se réunissait à Cuba en janvier 1966[i]. Une conférence de solidarité entre les peuples d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine. Cette conférence intervenait 10 ans après le sommet des non-alignés de Bandung[ii]. Mehdi Ben Barka était l’un des principaux artisans de la Tricontinentale, mais il n’y participera pas. Son élimination politique mettra un terme à son engagement anti colonialiste. Issu d’une famille modeste, originaire de Rabat, Mehdi[iii] a eu la chance de faire de brillantes études et c’est à l’âge de 23 ans déjà, qu’il enseignait les mathématiques. Engagé en politique il sera le plus jeune signataire le 11 janvier 1944 du Manifeste de l’indépendance, revendiquant la fin du protectorat français, ce qui lui valut d’être emprisonné une première fois. Sorti de prison, son engagement au sein du parti Istiqlal (de l’indépendance) lui vaudra d’être de nouveau emprisonné et déporté dans l’Atlas en mars 1951. Sa libération n’interviendra qu’en octobre 1954. Son fils, Bachir a mis en évidence dans un ouvrage[iv], un engagement « qui sera déterminant durant les années qui vont précéder l’indépendance du Maroc au point qu’il est considéré à cette époque par les autorités du protectorat comme le plus dangereux adversaire de la présence coloniale au Maroc ».
Il n’est pas étonnant de le voir jouer les premiers rôles lors de l’indépendance du Maroc[v] . Il occupera la fonction de Président de l’assemblée constitutive de 1956 à 1959. Mais à partir de cette date et engagé résolument à gauche, il se placera en opposition au régime monarchique d’Hassan II ce qui l’amènera assez rapidement à s’exiler. Très actif dans son parti, Il sera aussi très critique à l’égard du mouvement de libération.
Dans un rapport interne au parti, intitulé « Option révolutionnaire au Maroc » Il s’interroge sur ces erreurs. « Pourquoi, n’avons-nous pas compris et fait comprendre aux militants la raison fondamentale, les problèmes essentiels de l’exploitation coloniale et par conséquent les exigences d’une réelle libération. C’est cette question et d’autres du même genre que nous devons nous poser aujourd’hui. L’histoire nous avait donné tous les moyens de faire le travail de clarification que nous devions faire en tant que révolutionnaires »… « Le compromis que nous avons passé avec le colonialisme, l’avons-nous présenté comme un compromis, c’est à dire un accord par lequel nous avons à la fois gagné et momentanément perdu…. Avons-nous pris à notre compte cette amertume, comme c’était notre rôle, et expliqué la véritable portée du compromis d’Aix les Bains[vi] alors que la politique de l’adversaire devenait claire comme le jour ? Au contraire, nous avons pris à notre compte tout l’accord et nous l’avons présenté comme une déroute totale du colonialisme français[vii] ».
Déjà en cette fin de 1955 « chez plusieurs militants de la résistance et de l’armée de libération, un sentiment d’amertume prenait jour, qui était en vérité l’intuition que la révolution venait d’être stoppée. Mehdi Ben Barka avait une vision politique claire et exigeante des conditions politiques à mettre en œuvre pour l’efficacité de la lutte de libération. Il n’a cessé « de mettre en garde contre les dangers du néo-colonialisme et la capacité de l’impérialisme a s’ingénier, à vider cette indépendance de son contenu de libération véritable, soit en imposant des conventions léonines économiques, et militaires, soit en installant des gouvernements à leur dévotion à la suite d’élections préfabriquées, soit encore en inventant des formules soit disant constitutionnelles de coexistences multinationales pour camoufler la discrimination raciale en faveur des colons[viii] ».
Au lendemain de l’indépendance, il a relativement vite compris qu’elle ne pouvait avoir de signification réelle sans la souveraineté et l’initiative du peuple. Dans son combat, Mehdi Ben Barka avait intégré les dimensions internationales de la lutte d’indépendance des peuples de l’Afrique et plus généralement du Tiers Monde. Comme beaucoup de militants et responsables politiques de cette génération, et dans le contexte de la décolonisation de l’époque il sera très engagé dans la lutte contre le capitalisme, le néocolonialisme. Il a démontré les rouages et mécanismes du néocolonialisme… « Il s’agit de cette politique qui, d’un côté accorde l’indépendance politique et au besoin crée des états factices dont l’indépendance n’a aucune chance de devenir réelle… », Pour lui, il était devenu urgent de « parer aux dangers de ce néocolonialisme qui laisse intactes, avec les structures coloniales, toutes les chances d’une exploitation impérialiste.
Quelques 15 ans plus tard, au début des années 1980, un autre grand dirigeant africain Thomas Sankara[ix], Président du Burkina Faso, lui aussi assassiné, reprendra pour son pays les idées déjà explorées par Mehdi Ben Barka. Au moment de son assassinat, Ben Barka préparait la Conférence Tricontinentale[x], qui devait se tenir à La Havane à Cuba du 3 au 13 janvier 1966. « Pour les dirigeants mondiaux capitalistes, mettre en convergence les Mouvements de libération du tiers-monde est un réel danger. Or c’est ce qu’entreprend Ben Barka. La décision est prise de l’éliminer physiquement[xi] ».
Si Mehdi Ben Barka à été assassiné en 1965, il convient de ne pas perdre de vue que cette époque, celle de la décolonisation et de la période qui suit est aussi celle ou le mouvement progressiste, anti-colonialiste, révolutionnaire, a payé un lourd tribu dans la lutte pour les indépendances et la liberté. Patrice Lumumba premier ministre de la république démocratique du Congo de juin à septembre 1960, assassiné le 17 janvier 1961 au Katanga. Ernesto Guevarra (Che) assassiné le 9 octobre 1967 en Bolivie. Martin Luther King militant non violent et pour les droits civiques des noirs assassiné aux Etats Unis le 4 avril 1968. Salvador Allende Président du Chili du 3 novembre 1970 au 11 septembre 1973 date de sa mort lors du coup d’état. Amilcar Cabral fondateur du parti africain pour l’indépendance de la Guinée Bissau et du Cap Vert, assassiné le 20 janvier 1973, Thomas Sankara assassiné le 15 octobre 1987 au Burkina Faso…
Tous ces hommes et d’autres qui ne sont pas cités ici, ont joué un grand rôle dans l’histoire des décolonisations. Très tôt ils avaient compris et intégré les dangers du néocolonialisme, les dangers d’un rapprochement politique entre anciennes puissances coloniales et forces réactionnaires dans les pays décolonisés… Aujourd’hui, à la lumière des évènements, de ce basculement du monde, nous ne pouvons que mesurer la richesse et la pertinence de leurs analyses.
Les décolonisations n’ont pas été un aboutissement politique, le capitalisme a su s’adapter. Les indépendances[xii] ont été actées, mais ce n’est pas pour autant que dans leur grande majorité les pays d’Afrique, d’Asie, ou d’Amérique Latine, sont sortis de la dépendance à l’égard de l’occident, des pays capitalistes, ce qui marque l’échec d’une véritable décolonisation. Aujourd’hui, les conditions ont changé, mais l’enjeu reste le même et pour éclairer notre présent chaotique, un retour sur ce passé n’est pas superflu.
[i] La tricontinentale : On y croise une multitude de délégations de pays récemment décolonisés, de mouvements de libération, de groupes révolutionnaires hostiles au néocolonialisme, d’URSS et de Chine, des intellectuels, des écrivains et des artistes comme Alberto Moravia, Mario Vargas Llosa, Régis Debray ou Joséphine Baker. Roger Faligot, Éditions la Découverte 634 pages 26 euros http://www.humanite.fr/tribunes/l-etonnante-epopee-de-la-tricontinentale-nee-cuba-557671
Par Jacques Casamarta
[ii]La conférence de Bandung s’est tenue du 18 au 24 avril 1955 à Bandung, en Indonésie, réunissant pour la première fois les représentants de vingt-neuf pays africains et asiatiques. Cette conférence marqua l’entrée sur la scène internationale des pays du Tiers monde. Les pays du Tiers monde choisissent le non-alignement ; ils ne veulent pas coopérer avec les différents blocs. https://fr.wikipedia.org/wiki/Conf%C3%A9rence_de_Bandung
[iii] Mehdi Ben Barka issu d’une famille modeste est né en janvier 1920 à Rabat au Maroc. Il a été enlevé à Paris le 29 octobre 1965 Boulevard Saint Germain sur le trottoir devant la brasserie Lipp. Personne ne la revu vivant.
[iv] Voir l’excellent ouvrage « Mehdi Ben Barka, receuils de textes » introduit par Bachir son fils et publié dans la collection d’hier et pour demain, série Afrique/Caraibes édition CETIM Genève 2013.
[v] L’indépendance du Maroc sera effective à partir du 2 mars 1956
[vi] Compromis d’Aix les Bains
[vii] Mehdi Ben Barka, Ecrits politiques, Edition Syllepse, Paris 1999. Cité par Bachir Ben Barka dans l’ouvrage édité par le CETIM
[viii] Bachir Ben Barka, déjà cité
[ix] Thomas Sankara Président du Burkina Faso du 4 aout 1983 au 15 octobre 1987 date de son assassinat à Ouagadougou capitale du Burkina Faso. http://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/25-ans-deja-thomas-sankara-114441
[x]La tricontinentale devait réunir à la Havane en janvier 1966, les représentants des mouvements de libération des peuples d’Afrique, d’Asie et d’Amérique Latine.
[xi] https://rebellyon.info/Mehdi-Ben-Barka-assassine-le-29-octobre
[xii] Afrique : 50 ans d’indépendance, mais pas la fin des dépendances.
http://www.agoravox.fr/actualites/international/article/afrique-50-ans-d-independances-86697